41

 

Ils fermèrent la porte du hangar à clé et prirent le chemin du retour.

Des tourbillons de poussière ocre parcouraient la rue et se mélangeaient aux couleurs du soir. Encore quelques heures, et la faune sortirait de son sommeil.

Elizabeth l’avait remarqué : la nuit rendait vie au désert. On entendait des trottinements dans l’obscurité, des grattements, les cris des rapaces nocturnes qui fondaient sur leurs proies dans un froissement d’ailes avant de disparaître dans les ténèbres.

La nuit appartenait aux prédateurs.

— Tiens ? fit Karen. Ce n’est pas un lézard ?

Une silhouette tout en longueur grimpait le long d’un mur et filait sous un toit.

— Si, répondit Elizabeth.

Toutes deux marchaient en tête.

— Première fois que je vois un être vivant, dit la chirurgienne. C’est le désert lunaire, ce coin.

— Parce qu’on sort durant le jour. Au zénith, seuls les lézards et les autres reptiles sont encore en mouvement. Ce sont des animaux à sang froid. Ils subissent tous les écarts de température extérieure. Pour maintenir leur organisme en bon état ils doivent constamment se mouvoir de l’ombre au soleil, et vice versa.

Karen la jaugea.

— Vous avez fait des études ?

Elizabeth haussa les épaules.

— Un peu. Pour devenir institutrice.

— Pourquoi avoir arrêté ?

— Mon mari, mes enfants. Les hasards de la vie.

— Vous avez de la chance.

Elizabeth l’observa à la dérobée. Mais Karen ne semblait pas ironique.

— Pour les enfants. Moi, je ne peux pas en avoir.

— Ah.

— Bah, je n’aurais pas le temps de m’en occuper de toute façon.

Elles marchèrent un moment en silence. Cameron et Cecil discutaient derrière. Pearl boudait de l’autre côté de la rue.

— Vous voulez savoir comment on s’est rencontrés ?

Karen avait lancé ça tout de go.

— Thomas et moi. Vous voulez que je vous raconte ?

— Je… Oui, d’accord.

— C’est mon père qui l’a connu en premier. Deux caractères forts, de vraies têtes de cochon. Ils se sont entendus tout de suite. (Un sourire lointain et un peu amer flottait sur son visage.) Je suis fille unique. Je crois que Tom était un peu le garçon que mon père aurait voulu. J’avais treize ans la première fois qu’on s’est rencontrés. Lui, vingt-quatre. Mon père dirigeait le département de médecine à la fac.

— Los Angeles ?

— UCLA. Thomas était un étudiant brillant. Atypique aussi. Un bagarreur sorti du ghetto. Ma famille l’a pris sous son aile.

— On dirait que vous parlez d’un enfant abandonné.

— Son père était mécano. Un bosseur, mais qui n’était jamais là. Sa mère, une Mexicaine, n’a eu que ce gamin et s’est tirée peu après sa naissance. Ce qui fait que Thomas a plus ou moins grandi seul. Ça l’a marqué. Il a fricoté avec les gangs d’ados, mais son véritable truc, c’était de s’occuper des gosses sans parents. Des laissés-pour-compte. Il « jouait au grand frère », comme il aimait dire.

— Je ne comprends pas.

— Il regroupait les plus jeunes et leur trouvait des occupations. Il frappait aux portes pour obtenir des crédits, construire une piste de skate, organiser des matchs de hockey, des concours de jeux vidéo, ce genre de trucs. Faire en sorte que les gamins ne se retrouvent pas dans la rue. Je me souviens d’avoir lu une étude de l’organisme Child Trends : trois millions d’enfants de moins de treize ans seraient livrés à eux-mêmes une partie de la journée.

Elizabeth acquiesça.

— Ça doit être vrai, dit-elle. Les crèches privées sont rares et chères. Quand on est une mère seule, qu’on n’a ni famille ni les moyens de payer une baby-sitter, travailler devient un épouvantable casse-tête. Soit vous laissez vos enfants se débrouiller seuls en priant pour qu’il ne leur arrive rien, soit vous abandonnez votre boulot et vous vous remettez avec quelqu’un.

Karen hocha la tête.

— Bref. Thomas n’était pas un garçon banal, ça se voyait au premier coup d’œil. Et mon père, lui, l’a remarqué. Il l’a sorti de son milieu et propulsé en fac. Réglé ses frais de scolarité. Obtenu une bourse, un logement sur le campus et tout le tremblement.

Elizabeth repéra l’entrée du Pink’s, à une cinquantaine de mètres. Elle ralentit le pas, Karen l’imita.

— Votre père est un homme généreux.

— Il aime les défis originaux.

— Comment s’est passée l’université ?

— Tom paraissait heureux. Il profitait des installations sportives, consacrait son temps à lire, écouter de la musique et regarder des films d’horreur en dévorant des pizzas. Il ne dormait presque pas. On aurait dit qu’il rattrapait la jeunesse qu’il avait loupée. (Elle lâcha un soupir.) Mais côté intégration, ce n’était pas le grand bonheur. Peu d’étudiants en médecine, quelques filles mises à part, s’entendaient avec lui. Beaucoup venaient de milieux aisés. Pour eux, leur premier cadavre, c’était celui du cours de dissection.

— Tom Lincoln arrivait d’un monde beaucoup plus dur.

— Il faisait figure de vaurien. Auprès des étudiantes, ça peut conférer une certaine aura. Mais pour ce qui était des autres garçons…

Karen marqua une pause. Elle marchait courbée, les mains dans les poches, comme si l’on venait de poser un sac sur ses épaules.

— Lorsqu’il a réussi ses examens, reprit-elle, mon père l’a invité à venir avec nous au lac Tahoe pour faire de la voile. Il n’était jamais parti en vacances. On aurait dit un gosse tellement il était émerveillé. La fête au lac était une sorte d’intronisation. Une façon pour mon père de propulser son poulain dans la cour des grands. Les internes qui se trouvaient là étaient les futurs chefs de service du pays.

— Il devait y avoir des jalousies ?

— On avait organisé un buffet au bord de l’eau, avec des joutes nautiques. Thomas a voulu essayer un jet-ski. Des étudiants ont trafiqué sa bécane. Pour rire. Au premier virage, le guidon s’est bloqué et Tom s’est crashé contre un ponton.

Elizabeth se mordit la lèvre.

— Et ?

— Rien.

— Pas de blessures ?

— Un vrai miracle. Il est sorti de l’eau, il beuglait et son arcade pissait le sang. C’est tout.

— Comment a-t-il réagi ?

— Les autres riaient. Alors il s’est dirigé vers le buffet, s’est emparé d’une énorme louche et leur a cassé la figure avec. Le temps qu’on parvienne à le maîtriser, onze personnes étaient bonnes pour l’hosto.

Elizabeth étouffa une exclamation.

— Onze ?

— Les blessures étaient superficielles. Mon père a enterré l’affaire. Pas de plainte, ni d’un côté ni de l’autre. Personne n’avait envie de se retrouver en première page d’un journal titrant « Bizutage raciste à l’université ».

— Et Thomas ?

— Vous auriez dû voir ça, il poussait des cris de fureur et brandissait sa louche face à tous ces types. J’avais treize ans. Il incarnait le rebelle, le Chevalier noir. Qu’est-ce que je pouvais faire, à part en tomber amoureuse ?

Elizabeth baissa les yeux.

— Vous êtes sortis ensemble très tôt.

— Sûrement pas ! Mon père a les idées larges, mais dès qu’il s’agit de sa famille, il serait plutôt vieille école. Non, une fois ses études terminées, Tom a voyagé. De toute façon, il n’avait plus vraiment le profil pour monter un cabinet avec ses ex-petits camarades.

— Où est-il allé ?

— En France, d’abord, où il a travaillé pour une organisation appelée Médecins Sans Frontières. Puis il a essayé différentes ONG et s’est embarqué pour l’Afrique. Mon père avait toujours un œil sur lui. On n’est sortis ensemble qu’à son retour. J’avais dix-sept ans.

— Et toujours amoureuse.

— Pour être honnête, j’avais surtout envie d’expériences. Tom était devenu accessible. Moins fanfaron. Plus fragile. Il avait perdu pas mal d’admiratrices. L’alcool date de cette époque-là.

— Il a eu des ennuis ?

— Assez graves. Au Niger, durant sa dernière mission. Mon père a tenté de le protéger pendant un moment.

— Jusqu’à votre mariage.

— C’était une bêtise. On était ivres morts. Ma famille s’est fâchée et j’ai rompu.

— Vous ne l’aimiez plus ?

Elles étaient arrivées au Pink’s. Karen s’arrêta sur les marches pour se tourner vers elle.

— Comprenez-moi bien, Elizabeth. Malgré toute l’estime que nous avions pour lui, ma famille n’aurait pas accepté que je me lie pour la vie avec un garçon de sa… condition.

— Ça sonne comme une trahison.

Karen secoua lentement la tête.

— Peut-être. Vous avez sans doute raison. Mais ce n’est rien à côté du reste. Une réunion s’est tenue à huis clos. Des membres du Conseil de l’Ordre, des avocats et les représentants de deux grands laboratoires pharmaceutiques ont négocié durant plusieurs heures. Tout est resté extrêmement secret. Mais à la fin, Tom a été radié.

— Ça a dû être terrible… Que s’est-il passé en Afrique ?

— Il y a eu des rumeurs. On a parlé d’une campagne de vaccination. D’un accident. Difficile d’en savoir plus. Vous ne pouvez pas imaginer la puissance des laboratoires, c’est colossal. J’ai posé des questions, mais mon père les a balayées d’un geste. « Il ne s’est rien passé, il a dit, oublie cette histoire. »

Les épaules de Karen s’affaissèrent.

— Mon père n’en a jamais reparlé. Et Tom non plus. Simplement, il a disparu de ma vie.

L'Oeil De Caine
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